14
La fête continuait à travers la ville, concentrée principalement sur le champ de la Réunion, où la musique résonnait encore, mais aussi le long des rues, sur les places, sur les bords de la Seine. Il n’était pas rare de rencontrer des groupes de patriotes, buvant et dansant au son d’un orchestre improvisé. Partout, on dressait de petits arbres de la Liberté, surmontés d’un bonnet phrygien. Paris, en ce soir de 20 prairial, oubliait le sang, oubliait la terreur, les difficultés d’approvisionnement, les dénonciations, les exactions, la guerre contre les tyrans d’Europe. Bien sûr, le nouveau culte de l’Être suprême dépassait la compréhension de la plupart, mais qu’importe. S’amuser avant de mourir, avant d’être emporté par ce flot sanglant qui depuis cinq ans déferlait sur la France.
Gabriel-Jérôme et Marie-Adélaïde marchaient côte à côte, silencieusement, évitant les groupes les plus agités afin de ne pas éveiller la méfiance. Ils n’avaient pas le cœur à la fête. La vision qu’ils avaient eue là-bas sur l’ancien Champ-de-Mars les avait plongés dans la plus extrême agitation. Les deux piliers de cette confrérie démoniaque : d’un côté Catherine Théos, la mère de Dieu, l’illuminée, la folle, et de l’autre dom Gerle, le mystique, le maître sanglant de la Loge Noire, tous les deux autour du maître du Comité de salut public et donc de la France. Comment cela se pouvait-il ? Vadier avait-il donc eu vent de quelque chose pour les envoyer sur cette piste ?
Sénart tentait de réfléchir tout en rejoignant les berges du fleuve.
— Robespierre, que vient-il donc faire dans tout cela ? Ce n’est pas possible ! Appartiendrait-il aux frères de l’ombre ? Non, je ne peux pas le croire ! À quoi cela lui servirait-il ? Il a la puissance. Il tient la Convention, les montagnards le révèrent, le Marais tremble sous ses ordres, les girondins ont été écrasés. Le Comité est tout à lui. Saint-Just et Couthon sont ses hommes liges, Collot d’Herbois et Barère n’osent rien tellement ils craignent sa puissance. Les sections lui sont acquises. Les jacobins n’ont jamais été aussi puissants…
— Mais Barère trouve de plus en plus de voix à la Convention. Le Comité de salut public lui appartient encore, et si Robespierre a la rue, Barère a tout pouvoir.
Il se retourna vers la jeune fille, surpris.
— Et cela voudrait dire quoi pour toi ?
Elle plongea ses yeux dans les siens.
— La mère de Dieu n’a-t-elle pas parlé du retour de son fils ? Qu’il sauverait la France de ses malheurs, etc.
— Oui, c’est bien cela, répondit-il surpris. Mais, tu ne vas pas dire que…
Le regard de la Sibylle se fit plus pénétrant.
— C’est une évidence. Robespierre est le fils de Dieu, du moins le croient-ils. Ils préparent sa venue pour qu’il règne sans partage sur la France…
Il s’arrêta. Au loin, les tours sinistres de Notre-Dame se dressaient dans le ciel flamboyant de rouge du soleil couchant. On entendait parfois au loin un bruit de canonnade, des accents de musique…
— Qu’as-tu vu exactement ? Dis-le-moi, je dois le savoir.
Elle secoua la tête.
— Je ne le sais pas. J’ai vu un homme seul dominer la France, balayer les rois d’Europe, j’ai vu des guerres… jusqu’à l’autre bout du monde, en Russie, en Egypte, sur les mers… Mais je ne sais pas de qui il s’agit. Non, Gabriel, je ne le sais vraiment pas… Mon Dieu !
Marie-Adélaïde poussa un cri perçant et chancela. Elle allait tomber lorsqu’il la rattrapa.
— Que se passe-t-il ?
Elle était très pâle et elle tremblait, les yeux révulsés.
— Il vient de se passer quelque chose, ou cela va se passer… Je ne sais pas… C’est atroce. Morts, ils sont tous morts…
— Qui ?
Elle eut un geste d’impuissance :
— — Je ne connais pas leurs visages. Je crois que ce sont les hommes… Ceux qui nous ont fait descendre sous terre.
— Les francs-maçons ?
— Oui, c’est cela. Ils vont mourir à moins que ce ne soit déjà fait. Il m’est impossible de le voir. C’est atroce. Il y a du sang, énormément de sang.
Il regarda autour de lui, inquiet.
— Et personne pour nous aider. De toute façon, nous ne savons pas où ils sont. Nous ne pouvons rien pour eux.
Marie-Adélaïde s’était assise sur une pierre d’angle et lui renvoya un sourire timide bien que ses mains tremblent encore :
— En fait, je crois savoir comment y aller.
Il leva les bras au ciel, ulcéré :
— Et tu ne m’as rien dit ! Comment veux-tu que je te fasse confiance ? Tu savais et tu m’as caché cela…
Elle posa sa main sur son bras :
— Attends, c’est plus compliqué. Je ne connais pas le quartier ni le nom de la rue où se trouve la loge. Par contre…
— Oui ?
Elle lui expliqua avec patience :
— Si nous retournons à l’endroit exact où nous les avons rencontrés. Si tu me remets un bandeau sur les yeux… je parviendrai à retrouver l’endroit.
Il la contempla, médusé :
— Tu veux dire que tu le souviendras de tous les tours et détours que nous avons effectués ?
— Non ! Je ne m’en souviens pas plus que toi. En revanche, ce sont mes pouvoirs, enfin, c’est difficile à expliquer mais je pense que j’y arriverai. Il suffira que je me laisse guider par mon intuition.
Il haussa les épaules :
— Nous n’avons rien à perdre à tenter cela, de toute manière, je ne pense pas que nous risquions quoi que ce soit dans les rues de Paris ce soir, la fête est partout. Dans le meilleur des cas, nous pourrons prévenir un assassinat.
Il l’aida à se relever. Les pavés des rues la faisaient trébucher. La vision l’avait affaiblie. Ses lèvres devenaient presque bleues au fur et à mesure que la nuit tombait. Il lui posa sa veste sur les épaules ce dont elle le remercia d’un petit signe de la tête. Enfin, ils parvinrent dans le quartier du Louvre. Les promeneurs étaient nombreux. Personne ne faisait attention à eux. On répétait les couplets de Chénier chantés au champ de la Réunion. On injuriait les rois, les aristocrates, le clergé, les fédéralistes, les vendéens. Mais surtout, on buvait sec !
— Tu te sens bien ?
Ils étaient exactement là où, quelques jours plus tôt, Gabriel-Jérôme avait senti la pointe du couteau entre ses omoplates.
Elle approuva de la tête.
Il lui jeta un coup d’œil inquiet :
— Tu es sûre que ça va aller ? Nous ne sommes pas obligés de le faire ce soir, tu sais.
— Si, c’est très important. Je t’en prie, bande-moi les yeux.
Il prit le foulard qu’il portait autour du cou et, passant derrière elle, l’aveugla.
Le noir. Marie-Adélaïde n’aimait pas le noir car c’est de là que venaient toutes ses visions. Il lui suffisait de fermer les yeux quelques instants pour que des figures grotesques, des événements qui ne s’étaient pas encore produits ou d’autres qui remontaient à un passé lointain jaillissent de l’obscurité. Parfois c’étaient des visions heureuses d’enfance ou d’amour mais, le plus souvent, comme de véritables gifles, apparaissaient des visions d’horreur, crimes, adultères, infanticides, viols, incestes… Et, depuis que la Révolution avait décidé de raccourcir tous ses opposants, les affreux présages ne cessaient de la tourmenter au point qu’elle avait fini par s’y habituer. Et il y avait d’autres rêves plus mystérieux, plus lointains, comme celui de ce nouveau monarque qui ferait de la France, au prix de guerres insensées, la plus puissante nation du monde. Tout avait changé avec l’arrivée de Gabriel. Elle l’aimait, elle le savait depuis le premier jour, le premier instant où elle l’avait rencontré.
« Certainement même avant », réfléchit-elle.
En fait, elle l’aimait depuis toujours. Et les images qui tournaient autour de lui étaient imprécises et floues. Ce dont elle était sûre c’est que leur amour durerait peu.
— Alors ?
Elle était restée plusieurs minutes debout, envahie par ses pensées. Le jeune homme s’impatientait.
« Il fait des progrès, s’amusa-t-elle. Au début, il n’aurait jamais entrepris une telle expérience. Il ne m’aurait jamais crue. »
Elle fit quelques pas et hésita. Ce n’était plus Marie-Adélaïde en ce 20 prairial qui marchait. Elle était redevenue celle qu’elle était quelques jours plus tôt, alors qu’ils avaient été interceptés par les frères de la lumière. Un pas, puis un autre. Là, ils tournaient. Il lui semblait sentir les pas du frère derrière elle. Elle fit un tour, puis un autre. Elle s’élança dans de nombreux détour, changeant sans cesse de direction.
— Tu es sûre que…
Gabriel-Jérôme paraissait surpris.
— Chut…, lui répondit-elle.
Elle ne devait pas perdre cette vision. Ils continuèrent ainsi de longues minutes. Ils descendirent à nouveau. Lentement puis petit à petit plus rudement. L’atmosphère avait changé. Désormais, une odeur de cave s’élevait autour d’eux.
— C’est stupéfiant, entendit-elle. Jamais personne n’aurait pu deviner !
— Nous devrions atteindre les escaliers maintenant.
— Nous allons les descendre ?
Son compagnon hésita.
— Si tu veux. Attends, nous allons arriver aux marches. Je vais rester derrière. Ne descends que lorsque je te le dirai.
Immédiatement, elle eut peur :
— Tu vas me laisser descendre toute seule ?
Il y avait de l’amusement dans sa voix :
— Tu ne crains rien. Fais-moi confiance. Allons, un pas. Un deuxième. Voilà.
Elle obéit mais fut prise d’une étrange sensation. Exactement comme lors de cette soirée-là. Un vertige.
— Voilà, tu vas pouvoir avancer. Un pas. Au deuxième, tu trouveras la première marche.
Elle ne comprenait plus rien. La voix du jeune homme s’était éloignée. Très haut au-dessus d’elle… Ou très en dessous, elle ne parvenait pas à se décider.
— Jérôme, qu’est-ce qui se passe ?
Elle avait peur. Un petit rire tout aussi lointain lui répondit.
— Ne t’inquiète pas. Allons, c’est assez de s’amuser. Voilà, tu vas pouvoir enlever ton bandeau. Tu risques d’être surprise.
Elle s’exécuta, soulagée. Ses yeux clignèrent. Heureusement, il faisait assez sombre dans l’endroit où elle se trouvait. Il lui fallut un long moment pour se rendre compte de sa position.
Un entrepôt, vaste, rempli de caisses vides. Mais tout avait moisi, le toit fuyait et on avait obturé les fenêtres. Elle était le long du mur qui fermait le fond de la grande pièce, au milieu d’un escalier de pierre. Gabriel-Jérôme, en contrebas, avait allumé une bougie qui projetait une lumière tremblotante et la contemplait avec un amusement non dissimulé.
— Je ne comprends pas, comment se fait-il que je sois là-haut. Je suis descendue, non ?
— Certes, mais auparavant, tu étais montée. Regarde.
Elle suivit du regard la direction indiquée. En haut, au niveau des plus hautes marches de l’escalier, elle découvrit un mécanisme assez étrange fait de poulies, de courroies et d’une plate-forme qui devait coulisser le long de quatre longs piliers métalliques verticaux qui montaient jusqu’au plafond.
— Tout ce voyage, ces détours, cette descente dans les profondeurs de Paris n’étaient qu’une vaste supercherie, expliqua-t-il en actionnant le mécanisme. L’entrepôt sent l’humidité car il est construit le long de la Seine. On te place sur cette plate-forme et hop ! On te fait monter et là tu commences la descente, jusqu’au palier et là on recommence. Regarde, avec tout ce système de poulies, un homme seul peut actionner le mécanisme.
Il s’exécuta. La plate-forme redescendit vite mais sans aucun à-coup grâce aux quatre longues barres de métal qui l’enserraient contre lesquelles elle glissait sur de petites roulettes soigneusement graissées.
— Le système de poulie est remarquable. Il y a au moins quatre moufles en haut, tu vois : une poulie fixe et une poulie mobile. Ce genre de mécanisme est utilisé dans les mines pour remonter le minerai. On ne sent absolument rien. Sauf cette légère impression de vertige.
Elle finit de descendre l’escalier, songeuse, et retrouva le jeune homme.
— Je te l’ai expliqué, il y a de nombreux hommes de sciences parmi eux. Cette ingéniosité dans l’imagination et dans la conception ne me surprend pas. Reste à savoir où se trouve le temple maintenant.
Il montra du doigt le haut des marches :
— Je vois une porte là-haut. Je pense que nous devrions monter.
De nouveau, l’appréhension noua la gorge de la Sibylle. Elle savait ce qu’elle allait trouver ou plus justement elle appréhendait de découvrir ce qu’elle avait deviné.
— Tu as raison. Allons-y.
Gabriel-Jérôme sortit son arme de dessous son gilet et arma le chien.
— On ne sait jamais…
Il emprunta le premier l’escalier de pierre. Elle le suivit en tremblant.
En haut, ils trouvèrent bien une robuste porte de chêne percée d’un judas triangulaire. Malheureusement, elle avait été défoncée.
Marie-Adélaïde porta la main à sa bouche :
— Nous arrivons trop tard !
— Chut ! Allons-y.
L’arme pointée en avant, il avança. Après un bref couloir, ils trouvèrent une pièce petite décorée de signes maçonniques. Une bibliothèque avec des livres et des tapis au sol, éclairée par un bougeoir à sept branches. Il retrouva l’ambiance très particulière de l’endroit.
— Le pronaos ! Nous y sommes.
Un courant d’air fit vaciller les flammes. Ils tournèrent la tête dans la direction du vent. Une double porte monumentale se dressait là. Au frontispice de cette entrée de style grec avait été gravée cette phrase :
Que les préjugés et les passions du monde profane ne pénètrent pas dans ce temple.
Telle la porte qui menait à l’entrepôt, celle-ci avait été défoncée. Un des battants gisait sur le sol, l’autre pendait, à moitié brisé. Au-delà, c’était le noir absolu. La jeune femme restait sans voix, oppressée. Gabriel-Jérôme prit le chandelier de sa main libre et s’approcha avec précaution. À pas comptés, il franchit le seuil et s’arrêta.
L’enfer.
Même les pires tableaux représentant l’Apocalypse ou le Jugement dernier n’auraient pu donner ne serait-ce qu’une vague idée du carnage qui s’offrait à lui.
Son esprit mit du temps à analyser les images que lui renvoyaient ses yeux. À la lueur tremblotante des bougies, il ne perçut d’abord que du rouge. Puis il vit que ce n’étaient que des traînées sur un mur de couleur plus claire. Puis il vit les corps.
Enchevêtrés, emmêlés, parfois dans des positions grotesques, d’autres fois démembrés ou décapités. La pièce triangulaire était à l’origine meublée de deux rangées de bancs qui s’alignaient jusqu’au fond. Ils avaient été brisés comme de simples fétus de paille. Il s’approcha tandis que, derrière lui, la Sibylle poussait un cri étouffé. De temps en temps, il devait faire un pas de côté pour éviter un corps pantelant et ensanglanté. Sur le visage de ceux qu’il parvint à distinguer ne se lisait que la terreur la plus pure. Les yeux grands ouverts, ils contemplaient leur mort. Une mort indicible qui avait dû présenter les traits de Satan lui-même. Certains tenaient encore leur épée crispée au bout de leur bras parfois arraché. Des membres, des corps éviscérés. Le sang qui coulait encore et cette odeur de triperie qui prenait à la gorge.
Combien de fois l’avait-il sentie au cours de ses missions lorsqu’il notait les massacres de Carrier et de ses bourreaux, là-bas, en Vendée ? Combien de fois avait-il contemplé ces regards horrifiés et sans vie ? Une immense fatigue l’envahit. À quoi servait-il de se battre, à quoi bon vivre encore ? À quoi bon cet amour sans espoir pour la Sibylle ? Au bout du compte c’était toujours la cruauté, la force brutale qui l’emportaient… Derrière lui, Marie-Adélaïde sanglotait.
Non, il n’abandonnerait pas. Il ne laisserait pas impuni un tel crime, une telle abjection ! C’était assez de se taire, de noter les horreurs des hommes sur des registres que personne ne lirait. Cette fois-ci, il agirait. Un instant lui vint à l’idée que Vadier, sans nul doute, se réjouirait d’une telle hécatombe : après tout, ces gens étaient des ennemis de la Révolution.
Oui, mais ils étaient aussi des êtres humains, des hommes pacifiques et de parole. Personne ne méritait de mourir comme cela. Même pas les girondins, même pas les fédéralistes, même pas les ci-devant. Il s’était tu et était resté passif trop longtemps. Maintenant, tout allait changer.
Il y avait dans la pièce une trentaine d’hommes. Le sang était encore frais et les cadavres encore chauds. La scène n’était pas vieille, une heure tout au plus. Il songea que, peut-être, ils seraient arrivés à temps s’ils s’étaient dépêchés. Mais non : d’abord, il ne connaissait pas l’endroit où se trouvait le temple. Ensuite, avec son ridicule pistolet, il n’aurait pas pu faire grand-chose contre ce maelström qui avait brisé le corps des francs-maçons. Il lui aurait fallu une arme plus efficace. Un fusil sans doute.
Il avança encore, bien décidé à s’imprégner de toute l’horreur du spectacle pour ne jamais l’oublier. Au fond se dressait une sorte d’autel. Un bougeoir semblable au sien avait dû éclairer la pièce mais l’assaillant quel qu’il fût s’en était servi pour tuer celui qui siégeait derrière et le lui avait enfoncé dans la poitrine. Le coup avait été si violent que le chandelier avait proprement cloué le malheureux sur son siège. Il contempla le visage du mort, déformé lui aussi par la terreur, mais ne put le reconnaître. Au fond de la pièce avaient été accrochés plusieurs étendards décorés de symboles maçonniques : « Les Amis réunis », « Les Neuf Sœurs », « Les Philalèthes »… Sans doute les loges auxquelles ces gens avaient appartenu avant que les Comités ne les mettent en sommeil. Au milieu était sculpté un triangle au centre duquel brillait un œil de feu. De grands rayons peints en doré en partaient. Au-dessus, le bourreau avait tracé quelques lettres de sang après avoir vraisemblablement trempé ses mains dans les blessures de ses victimes.
Abaddon.
Il connaissait le nom de celui qu’il allait devoir tuer ; mais il tuerait aussi dom Gerle car, quelle que soit la créature à la force infernale qui avait pu en un seul éclat de violence liquider trente hommes valides et pour certains armés, c’était le chartreux qui l’avait invoquée et guidée jusqu’ici.
— Gabriel ?
Il se retourna : Marie-Adélaïde le fixait avec désespoir, chancelante. Elle allait s’évanouir. Il se reprit tout de suite. « Combien de temps suis-je resté à regarder ces corps ? » se demanda-t-il. Immédiatement il rangea son pistolet et, de sa main libre, aida la jeune femme à sortir du temple.
— C’est fini, hoquetait-elle. Ils sont tous morts. Pourquoi ne l’ai-je pas prédit plus tôt ? Il n’y a plus aucun espoir. Tout est perdu.
Il la ramena dans le pronaos et l’installa du mieux qu’il put dans un fauteuil. Elle semblait vivement affectée, inconsciente. Elle délirait.
— Abaddon, le cavalier. Les sauterelles. Idraël, je t’en prie, viens-nous en aide.
Il resta impuissant. Que pouvait-il faire pour la soulager ?
— Monsieur Sénart ?
Il se retourna brusquement et son arme jaillit de dessous son gilet. Devant lui se dressait un inconnu qui venait de l’entrepôt. Mais bien vite, il se rendit compte que l’homme n’avait rien de menaçant. En fait, il s’agissait d’un paisible aristocrate, si l’on en croyait son vêtement et sa perruque. D’une cinquantaine d’années, il portait une canne et un chapeau mais il avait autour de la taille une sorte de tablier brodé de motifs colorés. Sénart se rappela en avoir vu de semblables sur les corps épars dans la pièce.
— Qui êtes-vous ?
Bien que rassuré, il n’avait pas baissé son arme. L’autre enleva son chapeau en un geste suranné de politesse et le salua :
— N’ayez crainte, monsieur Sénart. Je n’ai aucune arme et quand bien même j’en aurais une, je ne saurais sans doute pas m’en servir. Je suis celui que vous nommez le Philosophe inconnu. Mais mon nom véritable est Louis-Claude de Saint-Martin.
Il reconnut sa voix : celle de l’homme qui les avait guidés jusqu’au temple lors de leur première visite.
— Notre amie, cette bonne Sibylle, a souffert du spectacle désolant qui règne dans ce qui fut un temple élevé aux vertus les plus hautes. Je le regrette, de si jeunes yeux n’auraient jamais dû contempler un tel spectacle.
La jeune femme délirait toujours. Saint-Martin s’approcha d’elle et, sortant une petite fiole de son gilet de soie brodée, il lui en versa quelques gouttes dans la bouche.
— Voilà, elle ira mieux. C’est un somnifère. Elle va dormir quelque temps. Je suppose que vous allez m’arrêter, monsieur Sénart.
Il avait l’air las, lui aussi, comme un homme à qui tout espoir avait été enlevé.
— Pourquoi vous arrêterais-je ?
Saint-Martin sourit :
— Parce que je suis un des hommes les plus recherchés de Paris. Robespierre et Barère se haïssent, mais se trouvent d’accord au moins sur un point : leur haine de nos loges et de nos travaux. Mais cela n’a plus aucune importance maintenant. Je crois que je me suis trompé. Sur cette Révolution, sur Dieu et sur les hommes. Ne vous méprenez pas vous aussi, monsieur Sénart. J’ai admiré les députés lorsqu’ils ont créé la Constituante, j’ai accepté que l’on me déchoie de mes privilèges acquis par la naissance et donc injustes. Ces immenses terres héritées de mes ancêtres, je n’en voulais plus : non seulement elles étaient une insulte à la misère du pauvre, non seulement elles consommaient en vain d’immenses terrains qui pouvaient être cultivés plus utilement, mais elles exploitaient encore faussement nos facultés et nos talents qui auraient dû se développer dans l’architecture comme dans tous les autres arts qui pourraient concourir à honorer Dieu et non pas l’homme. J’ai appelé la Révolution de mes vœux. Savez-vous que, comme notre Sibylle, je suis moi aussi doué de quelque don de voyance, quoique moins puissants que les siens ? Une nuit, en rêve, j’ai vu un gros animal renversé par terre du haut des airs par un grand coup de fouet ; j’ai vu ensuite un autel que j’ai d’abord pris pour chrétien et sur lequel quantité de personnes passaient et repassaient avec précipitation, et comme voulant le fouler aux pieds. Je me suis réveillé affligé par ce que je venais de voir ; et la suite de ma vie m’a donné de vivre depuis nombre d’événements qui ont l’air d’être la confirmation de ce songe. C’était l’annonce du renversement de l’Église…
Il passa doucement sa main sur le visage de la jeune femme qui paraissait apaisée.
— Et puis, tout est devenu diffèrent, continua-t-il d’une voix plus aimante. Compte tenu des horreurs du règne où nous sommes et dont je peux à tout moment éprouver personnellement les cruels effets, je n’ai plus qu’à me résigner à l’arrestation, à la fusillade, à la noyade. Dieu sait que partout où je me trouverai, j’y serai bien parce que je sens et je crois que j’y serai avec lui…
— Je n’ai pas l’intention de vous arrêter, citoyen Saint-Martin, reprit doucement Sénart.
L’autre leva les yeux, un peu surpris.
— Ah oui ? En ne le faisant pas, vous désobéiriez à vos chefs.
— Certes, mais j’ai vu trop d’horreurs. Je veux avant tout trouver les coupables qui ont commis celle-là. Vous livrer à la guillotine ne serait ni utile pour parvenir à mes fins, ni honorable. Car… (il hésita un instant)… vous me semblez un honnête homme.
Saint-Martin serra la main de Sénart.
— Si cela peut vous rassurer, j’ai toujours professé que quand les puissances humaines violent évidemment les droits de l’homme et que, par leurs extravagantes fureurs, elles se changent en puissances animales et brutes, il n’y a plus alors aucune moralité ni divine ni politique qui interdise à l’homme de les repousser. Vous avez donc le droit à la désobéissance, monsieur. Puisque vous me le permettez je vais prendre congé.
Il avait remis son chapeau, plié son tablier et s’apprêtait à repartir vers l’entrepôt.
— Où donc allez-vous ? lui lança Sénart.
— Ma foi, à Amboise, là où je serai encore le mieux pour attendre la fin de ce tumulte ou plutôt un mandat d’arrêt car j’ai mille raisons d’être suspecté et arrêté d’après ma situation civile, pécuniaire, littéraire et sociale. Notre loge est morte, monsieur Sénart, nos ennemis nous ont tués. Vous êtes le dernier rempart de l’humanité contre les frères de l’ombre, ne l’oubliez pas. Je n’ai ni les connaissances ni la force pour vous aider… Je prierai pour vous. Adieu, monsieur Sénart.
Et il s’en alla, laissant le jeune homme seul avec la Sibylle évanouie.
La ramener chez elle fut une épreuve difficile. Elle ne pouvait pas marcher et il lui fallait éviter les derniers groupes de patriotes ivres ou de gardes des sections à peine plus sobres. La rue de Tournon parut bien lointaine à Sénart. Enfin, alors qu’on était au milieu de la nuit, il atteignit le numéro 5, poussa la porte, et entra en tenant son précieux fardeau. Il mit la jeune femme sur son lit et la borda du mieux qu’il put.
Épuisé, il alla chercher une chaise et s’assit à côté d’elle. Bientôt, il baissa la tête et s’assoupit.
Un cri.
Il se redressa : c’était la Sibylle. Un instant désorienté, il se demanda où elle était et faillit tomber de sa chaise. Mais non, elle était là, juste devant lui, encore couchée. Sur son visage on lisait une impression d’horreur.
— Le cavalier, le cavalier ! hurlait-elle.
Il se leva vivement et la prit par les épaules.
— Ne t’inquiète pas, je suis là, nous sommes chez toi, tout est fini.
Elle plongea ses yeux dans ceux de Gabriel-Jérôme et, un bref instant, il ne put s’empêcher de frissonner. Car la Sibylle contemplait encore le monde d’en haut, celui des prophéties, celui de la divinité, celui des mystères du ciel et de la terre et son regard avait croisé le sien, provoquant chez lui une sorte de vertige métaphysique.
— J’ai vu le cavalier, insista-t-elle. C’est le cavalier de l’Apocalypse. C’est lui qui a tué tous ces gens ! Je l’ai vu !
Sénart tenta de se calmer lui-même avant de la calmer, elle. Elle avait eu une vision. Il savait dorénavant qu’il pouvait se fier à sa clairvoyance. Elle lui envoyait un signe. C’était à lui de le comprendre.
— Explique-moi, à quoi ressemblait-il ? Où l’as-tu vu ?
Elle reposa sa tête sur l’oreiller, à bout de force.
— Je ne sais pas où c’était. Une salle. Mais qu’importe, il était là. Je n’ai jamais rien vu d’aussi atroce. C’était un monstre. Il ricanait telle une tête de mort, ses muscles claquaient comme d’affreux cordages. Et il montait un cheval squelettique mais vivant. Gabriel, tu ne peux pas comprendre comme cette vision était atroce. Et le pire c’est que nous le rencontrerons dans peu de temps.
Le jeune homme tenta de la soulager et regretta que Saint-Martin ne lui ait pas laissé un peu de sa liqueur apaisante. Il lui donna cependant un peu d’alcool à boire. Puis, tout en lui prodiguant ces soins, se mit à réfléchir.
Le cavalier de l’Apocalypse… Une sorte de créature squelettique chevauchant une monture semblable en tous points. Et puis il se rappela l’écorché aperçu rue des Cornes.
Alors, une idée folle lui vint à l’esprit. Une idée tellement folle qu’il décida d’en avoir tout de suite le cœur net.
Il se leva et reprit sa veste, son chapeau et le pistolet.
— Où vas-tu ? murmura la jeune femme.
— J’ai une idée de l’endroit où se trouve ce cavalier de l’Apocalypse. Seulement pour cela, il faut que je vérifie quelque chose. Que je consulte un document.
— Et où ?
— Aux Tuileries, lui répondit-il. Aux archives de la représentation nationale !